Les 3 énigmes (résolues) de Julie Binay, mon aïeule condamnée à l'exil perpétuel en Guyane (IV)

Cet article en deux parties est la suite d'une série d'articles sur Julie Binay, mon aïeule qui fut exilée au bagne en Guyane de 1896 à 1914.

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Énigme 2 : 1884, l'année maudite -Partie 2


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Palais de Justice du Havre (Circa 1910)

C'est peu dire que 1884 fut une année terrible pour Julie. Dans mon précédent billet, j'évoquais le décès soudain et brutal de Jean-Baptiste, son père, dans un accident survenu le 24 juillet 1884. Un mois plus tard,  c'est un autre épisode qui l'attend.

Julie endeuillée se retrouve sur le banc des accusés au Tribunal d'Instance du Havre pour outrage à la pudeur. Elle y risque une peine jusqu'à deux ans de prison.

30 aout 1884 - Le premier procès de Julie




L'affaire qui se traite en ce moment devant la seconde chambre du tribunal d'instance du Havre est celle de Julie Binay. Un mois a passé depuis le décès de son père. Nous sommes le 30 aout 1884 et Julie est accusée d'outrage à la pudeur.

Du haut de son mètre cinquante-cinq, assise sur le banc des prévenus, nul doute que Julie, encore mineure (elle n'a pas atteint l'âge de 21 ans) soit fébrile en entendant l'épaisse rumeur qui gronde derrière la porte de la salle du tribunal. 

Car si d'habitude les débats sont publics, cette fois le juge a fait évacuer la salle, comme le prévoit la loi pour les procès d'infractions contrevenant aux bonnes mœurs. Seuls restent les juges, greffiers, huissiers, avocats et Julie.  Maintenant que la salle a été vidée de son public, Julie se retrouve seule femme face à cette assemblée d'hommes. 

Rue des Galions - Source : AMH


Julie a été arrêtée la veille, le 29 aout rue des Galions dans le quartier Notre-Dame et haut lieu de la prostitution à cette époque au Havre. De la rue des Galions, Simone de Beauvoir - compagne de Jean-Paul Sartre qui fut professeur au Havre - écrivait :
La plus jolie rue du quartier, c’était la rue des Galions dont au soir les enseignes multicolores s’allumaient : le Chat noir, la Lanterne rouge, le Moulin rose, l’Étoile violette ; tous les Havrais la connaissaient : entre les bordels gardés par de robustes maquerelles s’ouvrait le restaurant réputé de La Grosse Tonne ; nous allions de temps en temps y manger la sole normande et le soufflé au calvados.
Julie l'ignore sans doute mais son arrestation a fait l'objet de quelques lignes dans le journal local publié le matin de son procès. On y raconte les détails de son arrestation : 
A la suite de plaintes portées par plusieurs personnes habitant la rue des Galions, M. Bourdiol, commissaire de police, a ouvert une enquête et fait procéder à l'arrestation de cinq ou six filles de mauvaise vie, sous l'inculpation d'outrage public à la pudeur.

Puis l'article poursuit sur ce qui a motivé ces arrestations :

Ces malheureuses, qui faisaient une vie infernale, rendaient chaque jour les voisins d'en face témoins de leurs débordements. Elles ne prenaient pas la plus simple précaution pour empêcher la vue de pénétrer dans leur chambre, où elles se livraient aux plus abominables orgies.

Le journaliste conclut : 

Les délinquantes vont être traduites en police correctionnelle. 

Après une nuit passée dans une cellule d'un poste de police (à ma connaissance, la première nuit en prison de sa vie), Julie est amenée au palais de justice du Havre. Il est probable qu'elle y arrive avec ses comparses par une entrée adjacente plutôt que par l'entrée principale. 

Elle ne verra donc pas l'imposante entrée du palais de justice et cet escalier où tout est fait pour impressionner celui ou celle, peu coutumier de la justice, qui y pénètre pour la première fois : deux obélisques en marbre qui trônent au pied des escaliers et ces deux lions en pierre, droits et imperturbables, qui surveillent le visiteur alors qu'il gravit les marches. 

Julie patiente dans une antichambre adjacente attendant d'être jugée. Puis quand vient son tour, elle est escortée jusqu'au banc des prévenus. 

Louis Brindeau
Qui sont ces hommes qui la jugent ? Les noms des officiants figurent dans la marge du jugement : Dalmbert, Saint-Manvieu, Brindeau, De Lacour, Wiolland

Il ne me faudra pas longtemps pour retrouver leur identité. Il s'y trouve donc trois juges : Oscar Dalmbert, 38 ans, également vice-président au tribunal de première instance, Didier Saint-Manvieu, 40 ans et Louis Brindeau , 28 ans, juge suppléant (et connu des havrais puisqu'il deviendra maire de la ville du Havre en 1890). 

Georges De Lacour est procureur de la république. C'est lui qui plaidera pour défendre les intérêts de la société et qui représente l'accusation. Il se trouve enfin François Wioland, 34 ans, greffier.

Le procès commence et on énonce l'état-civil de Julie.
Binay Julie Clémence, 20 ans, née à Bolbec le 20 février 1864, fille de Jean-Baptiste Florentin et de Clémence Adèle Aubry, célibataire, fille publique au Havre, rue de l'hôpital 32.
Quelles peuvent être les pensées de Julie au moment où l'on prononce le nom de son père tout juste disparu dans cette salle d'audience ?

Il revient ensuite au ministère public, représenté par le procureur De Lacour d'exposer la cause, autrement dit d'expliquer l'infraction commise par Julie puis au greffier de lire le procès-verbal et de raconter les faits.

... La fille Binay a, au Havre, depuis moins de trois ans, commis le délit d’outrage public à la pudeur. Attendu en effet que dans le courant de décembre 1883 plusieurs témoins ont aperçu la prévenue ayant dans sa chambre dont la fenêtre était fermée mais les rideaux relevés des rapports sexuels avec des hommes et cela a plusieurs reprises...

J'ignore si Julie aura à prendre la parole pour raconter sa version de l'histoire. Sans doute est-elle assistée d'un avocat commis d'office qui fera prévaloir des circonstances atténuantes : qu'il s'agit d'une première condamnation ; que Julie est encore mineure ; qu'elle vient tout juste de perdre son père dans un accident tragique.

Quoiqu'il en soit, les juges sont enclins à la clémence ce jour-là. Alors que la loi prévoit un emprisonnement entre trois mois à deux ans pour outrage à la pudeur, et considérant que des circonstances atténuantes existent, le tribunal condamne Julie a 8 jours de prison et une amende de 19 francs et 89 centimes.

Post Scriptum


En entamant mes recherches sur Julie, j'avais d'abord cru que le décès de son père avait fait sombrer la famille dans l'indigence et obligé Julie à quitter Bolbec pour se rendre au Havre et y vendre ses charmes.

Mon enquête et mes découvertes m'amènent à réviser mon jugement. Car Julie était déjà fille publique au Havre quand son père Jean-Baptiste mourut.

Il est plus probable que ce soit la crise de la toile survenue au courant 1883 qui a poussé Julie à quitter Bolbec. Beaucoup de filatures ferment à l'époque obligeant celles et ceux qui en vivaient à trouver d'autres sources de revenus.

Julie se doutait-elle qu'en empruntant cette voix en 1884, elle se condamnait à un long et douloureux exil en Guyane quinze année plus tard ?