Les 3 énigmes (résolues) de Julie Binay, mon aïeule condamnée à l'exil perpétuel en Guyane (III)

Cet article en deux parties est la suite d'une série d'articles sur Julie Binay, mon aïeule qui fut exilée au bagne en Guyane de 1896 à 1914.

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Énigme 2 : 1884, l'année maudite -Partie 1


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Dans mon premier article sur Julie, j'avais partagé une intuition sur le décès de son père Jean-Baptiste (et également mon arrière-arrière-grand-père), survenu le 24 juillet 1884 à l'âge de 56 ans :
A cette époque, les conditions de travail dans les carrières sont rudes et les accidents sont fréquents. Même si rien ne me permet de l'affirmer,  j'ai toutes les raisons de croire que le décès du patriarche de la famille [fut] soudain et lié à son activité professionnelle.
Je fondais mon intuition sur un indice. L'acte de décès de Jean-Baptiste précisait comme lieu du décès "la carrière exploitée par l'administration municipale chemin 73" autrement dit son lieu de travail. 

Rien ne me permettait toutefois de confirmer cette intuition quand je publiais mon premier article et je m'y étais je crois résigné. Mais c'était sans compter les charitables efforts de deux de mes lecteurs qui exhumèrent de poussiéreux articles de presse publiés en 1884. Car figurez-vous que le décès de Jean-Baptiste fut assez remarquable pour être raconté par la presse de l'époque. 

Je dois cette découverte à un premier lecteur, Daniel, qui entreprit des recherches dans le Journal de Rouen et fit cette inespérée trouvaille d'un premier récit du décès de Jean-Baptiste

Plus tard, Muriel Bisson, qui prépare un livre sur Julie, me fit parvenir un second article extrait du Journal de Bolbec et découvert par l'entremise du service Archives de la Ville de Bolbec.

Et ce sont ces deux articles mis bout-à-bout qui me permirent de comprendre ce qu'il se passa le jeudi 24 juillet 1884 dans la carrière municipale de la route 73. 

25 juillet 1884 - La mort violente de Jean-Baptiste Binay, le père de Julie (et mon arrière-arrière-grand-père)

Groupes de carriers à Sankt Margarethen im Burgenland, en Autriche (date inconnue).

Ce n'est pas mentir que de dire qu'avec leurs 7 enfants - 2 filles et 5 garçons - Jean-Baptiste et Clémence (les parents de Julie) font partie de ce qu'il convient d'appeler au milieu de l'année 1884 des petites gens. 

Installés au Hameau de Beauschenes, près de Bolbec, dans la campagne normande, la vie ne s'imagine pour eux qu'un jour après l'autre. Et c'est d'ailleurs leur métier : ils sont journaliers, c'est-à-dire qu'ils vendent leur force de travail à la journée selon les opportunités qui se présentent.

Clémence est employée dans des manufactures de textile comme tisserande. Jean-Baptiste est pour sa part employé pour des tâches qui demandent de la force physique. Tour à tour manœuvre, terrassier ou bien carrier, il déblaie, il fouille, il transporte, il épand la terre et il manie la pelle, la pioche, le marteau, la masse et la pince de fer. 

Notre histoire débute quand un soir de juillet 1884 Jean-Baptiste disparaît. Celui-ci ne rentre pas de sa journée de travail. Sa femme Clémence, âgée de 54 ans, part le lendemain à sa recherche. Elle se rend en direction de la carrière où son mari est employé sur la route municipale n°73. 
Ce n'est qu'hier matin, vendredi, qu'il a été retrouvé par sa femme, laquelle, ne l'ayant pas vu depuis la veille, était venu lui apporter à déjeuner
Sans doute Clémence n'est elle pas particulièrement inquiète lorsqu'elle entreprend d'aller à la rencontre de son mari pour lui apporter son déjeuner. 

Jean-Baptiste  et Clémence résident après tout à 3 kilomètres de la carrière et il est vraisemblable que Jean-Baptiste - après une journée de travail qui durait sans doute près de 12 heures - pouvait avoir l'habitude de ne pas rentrer chaque soir et préférer dormir près de la carrière. 

Photo aérienne de la ville de Bolbec (IGN - 1950) - La flèche rouge indique le lieu approximatif de la carrière. Le cercle jaune indique le Hameau Beauchesne

Arrivée sur place, Clémence ne trouve pas son mari. C'est là qu'elle aperçoit son tricot. Elle comprend soudain que quelque chose de grave est arrivé.
N'apercevant sur le lieu du travail que le tricot de son mari et redoutant un funeste événement, elle courut demander des secours aux voisins, pour déblayer l'entrée de la carrière qui était obstruée.

Il avait plu les jours passés. Et cela avait provoqué un éboulement. A force d'efforts, Clémence et les voisins venus en renforts finissent par découvrir le corps sans vie de Jean-Baptiste.

Au bout de quelques instants, on découvrit un des pieds de la victime et bientôt le corps fut complètement dégagé. Le malheureux Binay était littéralement écrasé sous la masse de terre qui était tombée sur lui.

Les détails qui suivent finissent de raconter la violence de cette mort aussi violente que soudaine.

Le crâne était ouvert, les jambes cassées et les deux bras détachés du corps. La mort avait été instantanée. 

Le journaliste conclut son article en spéculant sur ce qui a pu se passer :
On suppose qu'il s'était mis à l'abri, sous une de ces réserves de terre que ces ouvriers conservent généralement pour s'abriter, et que les terres, détrempées par la pluie, qui tombait depuis quelques jours, se sont tout à coup éboulées en l'ensevelissant.
Julie vient de perdre son père. La terre l'a littéralement mangé. Enseveli, privé d'air, broyé. Et on aurait pu penser que c'était assez de malheurs pour une jeune fille. 

Le sort en décida pourtant autrement : un mois après cet événement, Julie endeuillée se retrouve sur le banc des accusés au Tribunal d'Instance du Havre pour outrage à la pudeur. Elle y risque une peine jusqu'à deux ans de prison. (A suivre...)